© Jean Roger
Sur la plage de Saint-Félix (Le Gosier, Guadeloupe), le 2 mai 2015
Elles dérivent en banc de 500 kilomètres de long parfois, s'amoncellent en couches épaisses et butent contre le littoral où elles forment des tapis de 50 à 100 mètres de large. Une fois échouées dans les lagons, les fonds de baies et les ports où elles empêchent la navigation, elles commencent à pourrir et dégagent l'odeur d'œuf pourri caractéristique de l'hydrogène sulfuré (H2S) : les proliférations d'algues brunes des Antilles n'ont rien à envier à leurs cousines vertes qui sévissent de l'autre côté de l'Atlantique. Le phénomène a commencé en 2011. D'abord saisonnier, il ne connaît plus de répit depuis : deux variétés de ces algues appelées sargasses - Sargassum fluitans et Sargassum natans - sont en train de prendre possession de l'arc Caraïbe. La Martinique était jusqu'à présent la plus sévèrement frappée. Depuis quelques jours, la Guadeloupe subit à son tour une nouvelle arrivée massive.
Lundi 4 mai, le préfet de région s'est décidé à organiser une réunion de crise avec les élus locaux, à Basse-Terre. Un fonds d'au moins un million d'euros devrait être débloqué pour venir en aide aux communes chargées d'assurer le ramassage de ces centaines et, plus vraisemblablement, milliers de tonnes d'algues flottantes qui s'abattent en une année sur le rivage de chaque île des Caraïbes.
Visite de François Hollande
Il était temps : le président de la République doit venir inaugurer officiellement le Mémorial ACTe, le centre caribéen d'expression et de mémoire de la traite et de l'esclavage, le 10 mai, dans la baie de Pointe-à-Pitre. En France, cette journée-là est depuis 2006 dédiée au souvenir de ce sombre passé et à l'abolition de ce trafic d'êtres humains. Il ne faudrait pas que ce moment solennel soit gâché par les effluves d'algues en putréfaction... La veille, le 9 mai, François Hollande doit en outre participer à un sommet des chefs d'Etat des Caraïbes consacré au changement climatique.
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Sur la plage de Saint-Félix, Le Gosier à la Guadeloupe, le 2 mai 2015
Les élus des Antilles françaises espèrent davantage qu'un coup de main pour le ramassage des algues devenues invasives. Plusieurs députés ont déjà interpellé le gouvernement pour lui demander de déclarer l'état de catastrophe naturelle, sans véritable réponse jusqu'à présent.
Problème de santé publique
Or, les accumulations récurrentes de sargasses tournent non seulement à la catastrophe économique puisqu'elles obligent à fermer l'accès à certaines plages et font fuir les touristes, mais elles posent aussi un sérieux problème de santé publique.
De nombreux riverains se plaignent d'irritation des yeux, de la gorge, des oreilles, ainsi que de nausées. Le 30 avril, une école de Saint-François, dans l'est de la Grande Terre, a dû fermer : les enseignants protestaient contre l'odeur insoutenable. Les services de santé ont mis en place des systèmes de mesure quotidienne du H2S et de l'ammoniac afin d'en surveiller la nocivité.
Quant aux dégâts sur l'écosystème marin, on n'en connaît pas encore l'ampleur. En mer, les bancs d'algues favorisent la concentration de poissons, notamment des poissons lions juvéniles, une espèce invasive extrêmement destructrice qui dévore tout sur son passage. Une fois agglutinés contre les littoraux, les amas d'algues privent en outre de lumière coraux, herbiers, éponges, faune côtière, empêchant notamment la ponte des tortues.
Autre point noir : l'hydrogène sulfuré dégagé par les algues en décomposition corrode les appareils électriques et électroniques. Les médias locaux se font l'écho des témoignages dépités ou furieux
d'habitants installés en bord de plage qui ont perdu tout leur matériel électroménager.
Appel à projets tous azimuts
Les autorités ont semblé plutôt démunies jusqu'à présent face à un phénomène qui semble devoir durer. [url=https://appelsaprojets.ademe.fr/aap/AMI SAR0152015-32]L'Agence de l'environnement et de maîtrise de l'énergie (Ademe) de Martinique a lancé en 2014 un appel[/url] à projets tous azimuts sur la « collecte et la valorisation des algues sargasses » dans la région, afin de surveiller les bancs en mer, prévoir leur arrivée, améliorer les techniques de collecte ou encore valoriser cette matière première prolifique. Pour l'heure, le ramassage se fait essentiellement à la pelle ; quelques tests ont eu lieu avec des filets de pêche.
« On ne va pas nettoyer les océans, mais on a des bateaux et d'autres moyens à la mer qu'on peut mettre à disposition à condition de s'organiser », promet Nicolas Diaz, secrétaire du comité régional des pêches. De même, quelques agriculteurs tentent d'utiliser les sargasses comme amendement sur leurs plantations. Par ailleurs la société Algopack assure avoir trouvé le moyen de les transformer en plastique bio 100 % compostable.
© Jean Roger
Sur la plage de Saint-Félix, Le Gosier à la Guadeloupe, le 2 mai 2015
Dérèglement climatique
Si les algues brunes inspirent des idées à certains, elles risquent fort de donner aussi des sueurs froides à tout le monde. Et si les sargasses étaient le fruit peu ragoûtant de la pollution tellurique qui contamine les océans, alliée au changement climatique qui pourrait influencer certains courants marins ? C'est ce qui ressort d'une note rédigée pour la Direction de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DEAL) de Guadeloupe, signée de Franck Mazéas.
Le biologiste marin retrace l'itinéraire de ces vastes « radeaux » de plusieurs centimètres d'épaisseur, dont les observations satellites montrent qu'ils ne viennent pas directement de la mer des Sargasses, contrairement à ce que leur nom indique. Ils circulent dans l'Atlantique - il y a eu des échouages en 2012 en Sierra Leone, dans la zone d'influence du fleuve Congo - , avant de venir se nourrir au nord du Brésil de nitrates et de phosphates charriés par de l'Amazonie. Les algues sont alors prêtes pour d'impressionnants blooms dans les eaux tropicales avant d'être rabattues vers les Antilles.