La France face au désarmement nucléaire
Par Jean-Marie Matagne
Mondialisation.ca, 05 décembre 2014
acdn.net
Région : Europe
Analyses: Nucléaire (guerre et énergie)
Préambule
L’abolition des armes nucléaires – leur interdiction formelle et leur élimination totale – est, de nos jours, un impératif catégorique de la raison pratique, comme dirait Emmanuel Kant. Son impérieuse nécessité, de même que celle d’une sortie urgente du nucléaire civil, a été démontrée ailleurs. Nous n’y reviendrons pas ici.
Faire de la planète un monde sans armes ni centrales nucléaires est l’une des tâches majeures du XXIe siècle. L’abolition des armes nucléaires est même la tâche absolument prioritaire. En effet, seul son accomplissement permettra à l’humanité de ne pas s’autodétruire avant même d’avoir résolu d’autres problèmes essentiels qui s’imposent à elle, comme le dérèglement climatique, la pénurie d’énergie et de matières premières, la crise alimentaire, les pandémies, la détérioration de l’environnement et de la biodiversité ou le risque de surpopulation.
Ce principe posé, comment le faire entrer dans les faits ?
Pour ce qui est du désarmement nucléaire, de nombreux obstacles se dressent sur sa route. Certains mineurs, d’autres majeurs. Les questions techniques, relatives par exemple aux procédés de démantèlement des armes nucléaires ou aux procédures de vérification dudit désarmement, ne sont pas insurmontables, pour peu qu’on en ait la volonté politique. Mais le premier et principal obstacle vient précisément de l’absence ou de l’insuffisance de volonté politique des acteurs concernés : les Etats dotés d’armes nucléaires eux-mêmes. Parmi eux, la France est un obstacle majeur : elle ne fait pas seulement preuve de mauvaise volonté, elle a la volonté déterminée de ne jamais renoncer à son propre armement nucléaire. Non seulement elle ne désarme pas, mais encore la crainte d’y être acculée un jour la conduit à faire obstacle au désarmement des autres.
D’où ces deux questions :
Comment la France fait-elle face au désarmement nucléaire ?
Comment le désarmement nucléaire peut-il s’imposer malgré tout à la France ?
Nous nous efforcerons ici de traiter la première question, sans laquelle la seconde ne saurait trouver de réponse.
Mais une question préalable se pose : de quelle France s’agit-il ?
1. Quelle France ?
Politiquement, il existe deux France : le peuple français et l’Etat français. Une troisième entité, la « nation française », est censée unifier le peuple et l’Etat français. Mais il s’agit d’une fiction. (1)
Depuis la Révolution de 1789, le peuple français est officiellement « le souverain ». C’est en son nom que sont proclamées les grandes déclarations et adoptées les constitutions.
Il est aussi, en pratique et sur le long terme, le véritable sujet de l’Histoire, pour le meilleur comme pour le pire : celui qui produit et qui crée, qui transforme le pays, fait les révolutions, les Républiques, les Empires, la colonisation et la décolonisation, la collaboration, la résistance et la libération, celui qui supporte et fait les guerres en attendant de faire la paix.
Mais le drame de la nation française, c’est le décalage, voire le clivage entre le peuple et l’Etat français. L’Etat n’est pas suffisamment proche du peuple : les politiques qu’il mène en son nom sont trop souvent déconnectées des volontés -exprimées ou refoulées- de la population. Dans le cas du nucléaire, il ne s’agit pas d’un écart, mais d’un gouffre.
Car depuis qu’il existe en France, le nucléaire militaire et civil échappe complètement à la souveraineté populaire.
En République, c’est le Parlement qui représente le peuple. Il peut aussi s’exprimer par référendum, si la constitution le prévoit. Mais qu’il s’agisse d’armement ou de désarmement nucléaire, le peuple français n’a jamais été consulté, ni directement par référendum, ni indirectement à travers sa « représentation nationale ». Le Parlement se borne à voter les budgets militaires, pratiquement sans discussion. La même remarque vaut pour les décisions relatives à l’industrie nucléaire civile. (2)
On peut donc dire que le nucléaire est, en France, l’exception qui infirme la règle démocratique. Pire : qui la renverse et l’abolit. En effet, peut-on appeler « démocratie » un pays où le chef de l’Etat est habilité à condamner et exécuter d’un seul et même geste, sans consultation, sans procès, sans appel, des millions de ses congénères ? Ce n’est ni une démocratie, ni une monarchie, c’est une dictature, une tyrannie inouïe. On verra plus loin pourquoi personne ou presque ne semble l’avoir remarqué en France.
2. Les origines de l’arme nucléaire française
Du point de vue de l’Etat, l’action de « la France », de 1945 à nos jours, se caractérise par une remarquable continuité, en dépit des fréquents changements de gouvernement (en moyenne tous les 6 mois) sous la IVe République, et du passage de la IVe à la Ve République en 1958.
Le général de Gaulle a joué un rôle capital dans la constitution de ce qui est devenu la « force de frappe » française. Dès juillet 1944, à l’occasion de sa visite à Ottawa, trois scientifiques français exilés au Canada lui révèlent l’existence du Manhattan Project auquel ils participent, et attirent son attention sur la bombe atomique. Il en comprend immédiatement l’importance tant politique que militaire. De retour en France après la libération de Paris, les échanges qu’il aura, notamment en décembre 1944 avec Frédéric Joliot-Curie, le conforteront dans cette conviction. Après les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki et sa rencontre avec le président Truman en août 1945, son gouvernement provisoire crée par ordonnance, le 18 octobre 1945, le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA).
Celui-ci reçoit un statut spécial, avec deux directeurs (administratif et scientifique), un rattachement direct à la Présidence du Conseil (c’est-à-dire au Premier ministre), et des fonds spéciaux, secrets, échappant à tout contrôle parlementaire. La tâche première du CEA est de développer la recherche nucléaire, en vue d’applications civiles (scientifiques et industrielles) et militaires. Son premier directeur scientifique, Frédéric Joliot-Curie, qui est aussi membre du Parti Communiste, se dresse contre l’objectif militaire et lance « l’Appel de Stockholm » (qui lui vaudra le prix Staline de la Paix) contre les armes nucléaires. En 1950, il est démis sans explication de son poste de Haut-Commissaire par le président du Conseil de l’époque, Georges Bidault.
La finalité militaire, bien que discrète, est en réalité la principale finalité du CEA.
Sous la IVe République, tous les gouvernements qui se succèdent après la mise à l’écart des communistes en 1947, quelle que soit leur étiquette, encouragent ou autorisent et dans tous les cas financent la poursuite des travaux du CEA. C’est Pierre Mendès-France (socialiste) qui fait prendre secrètement par un conseil interministériel, le 26 décembre 1954, la décision de construire la bombe atomique française, avant tout pour avoir « voix au chapitre » à l’ONU et dans les affaires du monde.
De sorte que lorsque le général de Gaulle revient au pouvoir à la faveur de la guerre d’Algérie et du putsch du 13 mai 1958, puis fonde la Ve République, il trouve la Bombe quasiment prête. Le gouvernement Bourgès-Maunoury a déjà programmé les essais pour le premier trimestre de 1960. Son apport spécifique consiste alors à rendre publique « la volonté de la France » de se doter de l’arme nucléaire, et à lui accorder une priorité absolue. « La défense de la France n’attend pas ! C’est tout de suite que l’armée doit faire sa reconversion et s’adapter à la dissuasion ! », dira-t-il le 27 juin 1962.
Le 13 février 1960 a lieu à Reggane l’opération « Gerboise Bleue », premier des 210 essais nucléaires français connus de 1960 à 1996, dont 50 aériens. Un demi-siècle plus tard, la France dispose d’environ 300 « têtes nucléaires », capables de faire près d’un milliard de morts.
3. La stratégie française de dissuasion
A en croire Charles de Gaulle, la finalité de la force de frappe est exclusivement dissuasive :
« La dissuasion commence, déclare-t-il en janvier 1963, dès que l’on a la possibilité de tuer assez de gens chez l’agresseur pour qu’il soit persuadé que le jeu n’en vaut pas la chandelle… Quand on est sûr de pouvoir tuer (ce qui sera le cas avant sept, huit ou neuf ans) 40 ou 50 millions d’habitants chez notre agresseur, nous sommes assurés de ne pas être attaqués ». Déjà en mai 1962, il déclarait : « D’ici à la fin de (1963), nous aurons ce qu’il faut pour tuer vingt millions d’hommes deux heures après le déclenchement d’une agression. » Il ajoutait : « Nous ne les tuerons pas, parce qu’on saura que nous pourrions le faire. Et, à cause de ça, personne n’osera plus nous attaquer. Il ne s’agit plus de faire la guerre, comme depuis que l’homme est homme, mais de la rendre impossible, comme on n’avait jamais réussi à le faire. Nous allons devenir un des quatre pays invulnérables. »
Les concepteurs de la stratégie française ont mis en musique ce discours en lui apportant quelques ornementations remarquables :
Il s’agit d’une arme « dissuasive » : elle est donc destinée à dissuader, pas à être employée. C’est une « force de frappe », certes, mais destinée à ne pas frapper. Ce n’est pas une arme d’emploi, c’est donc une
« arme de non-emploi ».
La dissuasion vise tout agresseur potentiel, qu’il soit doté ou non d’armes nucléaires et situé à l’Ouest comme à l’Est, au Nord comme au Sud. C’est une
« dissuasion tous azimuts ». A partir d’un certain seuil de létalité, elle est efficace quel que soit le rapport des forces, c’est donc une
« dissuasion du faible au fort ». Il n’est pas nécessaire qu’elle dépasse ce seuil de beaucoup ; elle peut donc obéir et obéit de fait au
« principe de stricte suffisance ». Son seuil est aussi son plafond.
Un agresseur qui passerait outre la menace recevrait un
« ultime avertissement » : une frappe nucléaire contre ses forces militaires, avant la « frappe anti-cités ». Preuve de civilité…
Elle n’est pas agressive, mais défensive ; elle ne sert qu’à défendre nos
« intérêts vitaux ». Ces « intérêts vitaux » n’ont pas à être précisés. Ils dépendent de la libre appréciation du chef de l’Etat :
« principe d’incertitude » auquel l’agresseur potentiel est soumis.
Mais la réplique du chef de l’Etat ne doit pas faire de doute dans son esprit : seule certitude à laquelle l’agresseur potentiel est soumis par la «
posture dissuasive » du chef de l’Etat.
L’arme nucléaire nous rendant
« invulnérables » (de Gaulle), la dissuasion est
« l’assurance-vie de la nation » (Sarkozy).
La bombe atomique française, « arme dissuasive » placée entre les mains d’un chef d’Etat par définition pacifique puisque français, est donc par nature un « instrument de paix » : dissuadant les autres de nous faire la guerre, elle nous dispense de la leur faire et rendra tout le monde pacifique, même les plus féroces.
Les successeurs de Charles de Gaulle ont tous, sans exception, repris à leur compte ce discours bien rôdé, qui a pour lui une apparence de logique, au service d’intentions somme toute sympathiques. Il est devenu et reste celui de la diplomatie française, à ceci près que les diplomates, moins directs que de Gaulle, évitent d’évoquer les dizaines de millions de morts que la France serait prête à faire pour « préserver ses intérêts vitaux ». (3)
Pourtant, la stratégie française ne peut se comprendre que si l’on admet la double finalité, politique et militaire, qui l’a accompagnée dès les fonts baptismaux : conforter la France à la table des Grands, notait Mendès-France ; faire de la France « un des quatre pays invulnérables », disait de Gaulle. C’est-à-dire aujourd’hui (la Chine ayant suivi l’exemple de la France), un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU dotés ad vitam aeternam d’armes nucléaires et d’un droit de veto qu’ils devraient, selon l’actuel ministre français des Affaires Etrangères, s’interdire d’exercer en cas de « crime de masse », sauf dans les cas « où seraient en cause les intérêts vitaux nationaux d’un membre permanent du Conseil » (Laurent Fabius, tribune du 4 octobre 2013).
Ainsi, pour conserver cette arme miraculeuse qui a le double privilège de rendre la France « invulnérable » et d’être mise par elle au service de la paix, ou, mieux encore, pour “faire de la protection de la vie humaine une priorité effective” d’après les termes mêmes de Laurent Fabius, la France doit pouvoir commettre des “crimes de masse” en toute impunité !
Ce paradoxe – protéger la vie humaine en massacrant des humains – en entraîne un second : pour conserver cette faculté, la France doit l’accorder à ses pairs du “club des Cinq”, donc les autoriser à massacrer sa propre population en toute impunité, c’est-à-dire à commettre ce que la dissuasion française est justement censée leur interdire !
A ce niveau d’aberration, la stratégie française apparaît pour ce qu’elle est, en dépit des pompes qui l’entourent : un tissu d’inepties.
4. Les incohérences de la stratégie française
Le 9 mars 2013, une délégation d’ACDN remettait à l’Elysée une lettre ouverte au Président de la République, signée par 113 personnalités françaises et étrangères et des centaines de citoyens français. Cette lettre affirmait que la stratégie française bafoue :
« - la vie humaine et les droits de l’Homme, car une seule bombe atomique, ce sont “des centaines de milliers de morts, des femmes, des enfants, des vieillards carbonisés en un millième de seconde, et des centaines de milliers d’autres mourant au cours des années suivantes dans des souffrances atroces : n’est-ce pas un crime contre l’humanité ?” (Alain Peyrefitte à Charles de Gaulle, le 4 mai 1962) ;
« - le droit international, qui fait obligation aux Etats nucléaires ayant ratifié le Traité de Non-Prolifération, dont la France, “de poursuivre de bonne foi et de mener à terme des négociations conduisant au désarmement nucléaire dans tous ses aspects, sous un contrôle international strict et efficace”, comme l’a confirmé la Cour Internationale de Justice dans son avis du 8 juillet 1996 ;
« - la Constitution française, qui place au-dessus de tout les droits de l’Homme et impose leur respect, ainsi que le respect des traités ;
« - le bon sens, car il est illogique de défendre les valeurs républicaines, dont la fraternité, en menaçant de commettre des crimes contre l’humanité ; illogique de lier les “intérêts vitaux” de la France à l’emploi d’armes fatalement suicidaires contre un pays qui en aurait aussi ; illogique de prétendre garantir sa sécurité par ces armes, tout en les interdisant aux autres ; illogique d’encourager ainsi leur prolifération, tout en prétendant la combattre ; illogique de vouloir faire des économies et de gaspiller des milliards dans des engins de mort inutilisables ;
« - la démocratie, car le peuple français n’a jamais été consulté sur la création, l’entretien et la modernisation permanente de cette force de frappe qui lui a déjà coûté 300 milliards d’Euros. Et pourtant, on sait aujourd’hui d’après des sondages convergents qu’au moins huit Français sur dix souhaitent l’abolition des armes nucléaires, y compris françaises. »
Le 28 mars 2013, au cours d’un entretien télévisé sur l’antenne de France 2, François Hollande apportait indirectement une réponse publique à cette lettre ouverte :
“Nous avons une arme nucléaire. On peut penser ce qu’on veut de cette arme nucléaire. Je sais qu’il y a un certain nombre de nos concitoyens qui y sont hostiles. Moi je leur dis : ’C’est notre garantie, c’est notre protection’… (Il) faut la conserver et même la moderniser.”
Plus directement, il nous faisait dire par son Chef de Cabinet, le 3 avril 2013 :
« Le Président de la République a bien reçu votre nouvelle correspondance.
« A cet égard, le Chef de l’Etat tient à vous indiquer que l’action de la France en matière de lutte contre la prolifération, de maîtrise des armements et de désarmement, demeure guidée par des principes constants et conformes aux objectifs fixés par le Traité de non-Prolifération des armes nucléaires.
« La France prendra donc toute sa part aux négociations et discussions sur le désarmement nucléaire, sans renoncer à notre force de dissuasion, élément essentiel à notre sécurité qui contribue à garantir la paix. »
La langue de bois est fertile en oxymores…
Le comble de l’absurde est que cette stratégie n’est même pas efficace en termes de dissuasion. Un ancien président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, l’a implicitement reconnu dans ses mémoires : il avoue qu’il aurait préféré l’occupation de la France à son anéantissement par un envahisseur capable de répliquer à notre “ultime avertissement” atomique avec le même type de bombes. Il ne se serait pas servi des nôtres, dit-il, sauf pour venger la France d’une destruction “entamée” par l’ennemi, c’est-à-dire victime d’une première frappe atomique – entraînant du coup le reste des Français dans l’anéantissement général.
Belle “dissuasion” que celle qu’on doit suspendre quand la menace, d’ordinaire fantasmée, se concrétise, et qui ne sert plus alors qu’à généraliser la catastrophe ! Loin de nous rendre « invulnérables », la force de frappe est, face à un agresseur doté d’armes nucléaires, une ligne Maginot.
Dès lors, une question s’impose : qu’est-ce qui permet d’expliquer, à défaut de la comprendre, l’obstination des dirigeants français à vouloir conserver leur arme nucléaire ?
5. Les racines profondes de la stratégie française
Au-delà du gaullisme historique qui a joué un rôle essentiel dans sa mise en place, cette stratégie dite de dissuasion s’explique sans doute, d’abord, par la persistance d’une certaine tradition gaullienne qui déborde largement les frontières du parti gaulliste, d’ailleurs en voie de décomposition.
Conservant le souvenir cuisant de la défaite de 1940 et de l’occupation allemande, cette tradition cultive le souci légitime, quoique ombrageux, de l’indépendance nationale et le refus de « s’aligner » sur une quelconque puissance étrangère, mais en les entremêlant de façon confuse avec la nostalgie de la « grandeur française » telle qu’elle put s’exprimer en Europe du temps des monarchies, de la Révolution et de l’Empire napoléonien, puis dans le monde par l’Empire colonial, avec la hantise du « rang » de la France, et avec la croyance, fondée sur les grandes déclarations et les valeurs universelles (« Déclaration des droits de l’Homme », « Liberté, Egalité, Fraternité »), peut-être même sur son statut perdu de « fille aînée de l’Eglise » catholique romaine, en une mission civilisatrice de « la France éternelle ».
Les milieux proches du pouvoir voient donc dans l’arme nucléaire le moyen de conserver à la France un peu de sa puissance perdue. Et les hommes politiques ambitionnant d’accéder à la tête de l’Etat n’ont pas spontanément envie de se priver de ce symbole phallique de la puissance. Il faut s’appeler Mikhaïl Gorbatchev pour en avoir l’intelligence et le courage.
Par ailleurs, cette arme qui ne lui a jamais servi à rien pour sa défense (on peut le démontrer), même en termes de dissuasion du temps de la Guerre froide, a coûté à la France et continue de coûter aux Français une fortune : 1500 milliards de francs de 1945 à 1998, plus de 300 milliards d’Euros à ce jour. Y renoncer aujourd’hui, ce serait reconnaître qu’on a dépensé ces francs et ces euros en pure perte, alors qu’ils auraient pu servir à améliorer la vie des gens ou même à jeter les bases d’une puissance plus concrète, par exemple dans la recherche-développement des énergies renouvelables. On ne se débarrasse pas volontiers d’un objet aussi onéreux et aussi vain sans tenter d’en tirer un profit quelconque, politique en l’espèce. La France doit donc conserver contre vents et marées le siège radioactif qui l’assoit parmi le happy few des puissances nucléaires et l’assure (en principe) de rester en permanence au Conseil de sécurité.
D’autant que cette assurance n’est pas seulement politique, elle est aussi commerciale. La bombe atomique est en effet la carte de visite, le gage de qualité du « savoir-faire français » dans l’un des « domaines d’excellence » de la France : la technologie nucléaire, que les tenants du lobby nucléaire militaro-civil entendent bien « promouvoir à l’export ».
Une anecdote illustre cette fonction exportatrice. Le 18 juillet 1962, Gaston Palewski, alors ministre d’État chargé de la Recherche scientifique et des Questions atomiques et spatiales dans le gouvernement de Georges Pompidou, annonce au Conseil des ministres que préside le général de Gaulle : « Notre bombe A au plutonium est définitivement mise au point. La future bombe H pourrait être expérimentée à partir de 1970. Plusieurs pays demandent notre aide et notre coopération en matière nucléaire, comme l’Inde et Israël. » Après le Conseil, le général de Gaulle déclare au porte-parole du gouvernement, Alain Peyrefitte : « Voyez, il suffit qu’on sache à travers le monde que la France est en train de devenir une puissance nucléaire, pour que d’autres pays demandent aussitôt notre aide technique. Ils la préfèrent à celle des Américains ou des Russes, qui les rendraient dépendants, ou à celle des Anglais, qu’ils savent dépendants des Américains. »
En réalité, de Gaulle se fait quelque illusion : la coopération nucléaire avec Israël avait commencé dès 1956. Il reste que, labellisé avec l’indépendance nationale, le nucléaire est un bon produit d’exportation. La bombe française est la locomotive qui tirera à l’étranger le train des centrales nucléaires, quitte à y tirer d’abord celui des bombes en favorisant leur prolifération. Car ce sont elles, bien entendu, qui intéressent d’abord les pays cités par Palewski comme clients potentiels, et d’autres à venir (l’Iran et l’Irak notamment).
Avec ce lien entre militaire et civil, nous voici introduits au cœur de la machinerie nucléaire.
6. La machine infernale
Depuis 1945, les scientifiques, les politiques, les militaires et les capitaines d’industrie nucléophiles ont patiemment et discrètement tissé le réseau institutionnel et humain qui leur a permis de livrer la France aux nucléocrates, en lui imposant leur politique. Le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) « acteur de la dissuasion nucléaire et de la sécurité nationale », et particulièrement sa Direction des Applications Militaires (DAM), qui a la haute main sur tout ce qui relève du nucléaire militaire, est devenu, surtout à partir de 1954, un Etat dans l’Etat.
Le CEA entretient des relations étroites avec les autres acteurs du nucléaire civil et militaire que sont AREVA (issue de la fusion de la COGEMA et de Framatome) et EDF. Ses membres passent aisément d’un secteur à l’autre. L’ensemble constitue ce qu’on peut appeler le « lobby nucléaire militaro-industriel » ou plus brièvement « le Lobby », lequel dispose de relais parfaitement efficaces dans tous les lieux de pouvoir : présidence, gouvernement, administrations, Parlement, grandes entreprises, presse, médias, la plupart des partis, certains syndicats, et même l’Eglise catholique de France, qui ignore les condamnations pontificales de l’arme nucléaire. Les grandes Ecoles, au premier rang desquelles l’Ecole des mines, fournissent ses cadres au Lobby. Au Parlement, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) lui est acquis, de même bien entendu que la Commission de la Défense de l’Assemblée Nationale et celle du Sénat.
L’un des pères de la stratégie française, le général Ailleret, a déclaré en 1968 : « J’ai toujours veillé à ce que nucléaires civil et militaire aillent de pair. Ce serait la mort du deuxième si le premier disparaissait. » En effet, le nucléaire civil, surtout connu à travers la radiologie médicale avant de l’être par les centrales électriques, était associé aux exploits et aux grands noms de la Science (Becquerel, Pierre et Marie Curie, Irène Curie, Frédéric Joliot, Einstein même…) et avait dans l’opinion une image beaucoup plus positive que celle du nucléaire militaire, du fait même que ce dernier était militaire, connu par les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki, et associé aux tensions de la Guerre froide. Cette différence de perception a dicté au Lobby un traitement différencié des deux faces du Janus nucléaire, sa face inquiétante étant laissée dans l’ombre et sa face souriante placée sous les feux de la rampe (ainsi des affiches d’EDF ont pu vanter dans le métro parisien les mérites de la « perçeuse nucléaire » ; AREVA dans les années 2000 a associé son nom et son image au vent et à la mer, avec le voilier du « Défi français », etc.).
Le nucléaire civil étant chargé de rendre aimable le nucléaire en général, fût-il militaire, le Lobby s’est senti menacé par les deux grandes catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima. Il s’est mobilisé tout entier, dans les deux cas, pour minimiser systématiquement la catastrophe et la faire oublier du public aussi vite que possible. Il y a été fortement aidé par les complicités dont il dispose dans les milieux scientifiques, médicaux, politiques bien entendu, mais aussi et surtout dans la presse nationale et les principaux médias (radios et chaînes télévisées nationales, à l’exception très relative d’Arte, qui ne touche qu’un public restreint). Ceux-ci sont d’une extrême complaisance à l’égard du Lobby. Cette complaisance est, comme la radioactivité, invisible et inaudible car elle se manifeste surtout par le silence. Quelques journalistes courageux tentent, le plus souvent sans succès, de briser l’omerta qui entoure le nucléaire en général et particulièrement le nucléaire militaire, mais c’est celle-ci qui prévaut.
7. Omerta
Les exemples d’omerta abondent. En voici deux, l’un tiré de l’actualité militaire, l’autre de l’action politique.
Lorsque, le 5 Mai 2013, un missile M51 ayant coûté 120 millions d’euros est tiré en baie d’Audierne (Finistère) depuis le sous-marin nucléaire Le Vigilant et qu’il explose en vol, la presse et les médias nationaux n’en soufflent mot. Les retombées de ce tir raté ont été filmées par un particulier qui publie la vidéo le 7 mai. Le tir est évoqué dans une autre vidéo de 2 minutes, qui paraît être la capture d’un « sujet » traité à chaud, sans doute le soir du 5 mai, par une station de télévision régionale (FR3 Bretagne, peut-être) probablement alertée par les témoins qu’elle interroge. Un an et demi plus tard, les deux vidéos affichent respectivement 1027 et 1634 visites. Téléspectateurs compris, on peut estimer à quelques milliers, disons généreusement 1 Français sur 10 000, le nombre de ceux ayant eu connaissance de ce succès du « savoir-faire français » au service de la sécurité et de l’indépendance nationales. C’est peu.
Le couvercle recouvrant la marmite nucléaire est une chape de plomb qui pèse sur la société française en permanence, mais tout particulièrement en période électorale, au moment où les Français pourraient justement changer la politique du pays.
D’après la Constitution du 4 octobre 1958 qui régit la Ve République, le Président de la République est « le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités » (article 5). « Le Président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et les comités supérieurs de la défense nationale » (article 15). On pourrait donc imaginer qu’à l’occasion de son élection, un débat s’instaure entre les divers candidats et dans l’opinion publique, quant aux modalités d’exercice de cette fonction régalienne. Implique-t-elle de mettre à la disposition du Président des armes atomiques ? Depuis 1958, alors même qu’une partie de l’opinion, à gauche surtout, contestait « la bombinette » du général de Gaulle, les Français n’ont jamais eu voix au chapitre. Au début de l’été 1962, le général-président avait bien envisagé de soumettre à référendum « la constitution d’une force nationale de dissuasion », mais il abandonna l’idée avant l’automne, au profit d’un autre référendum portant sur l’élection du président de la République au suffrage universel.
Aucun de ses successeurs ne jugera bon de revenir sur la force de frappe, même après la chute du mur de Berlin, la fin de l’Union Soviétique, l’émergence de nouvelles puissances nucléaires (Inde et Pakistan, 1998), le 11 septembre 2001…
En octobre 2001, pour introduire enfin la question du désarmement nucléaire et celle du nucléaire civil dans le débat électoral français, une Assemblée générale de l’Action des Citoyens pour le Désarmement Nucléaire mandate son président pour qu’il se porte candidat à l’élection présidentielle de 2002. Annoncée parmi les premières, cette candidature insolite suscite l’intérêt des radios, des journaux et de la télévision sur le plan local et régional. Sud Ouest lui consacre une page entière dans son édition dominicale diffusée sur huit départements et suivra sa campagne jusqu’au bout. Au niveau national, France-Soir explique son combat et publie sa photo à côté de plusieurs autres « petits candidats » auxquels ce quotidien populaire consacre une page dans son édition du 18 décembre. L’animateur très connu d’une émission prime time de la 2e chaîne en parle. Le Vrai Papier Journal de Karl Zero, dressant le tableau du « gouvernement idéal », verrait bien en lui un futur ministre de la défense, du désarmement et de la coopération internationale, aux côtés de José Bové, ministre de l’agriculture. Pour le Lobby, cela pourrait devenir préoccupant. Heureusement, malgré une douzaine de dépêches de l’AFP citant cette candidature antinucléaire, Le Monde l’ignore. Jamais ce « journal de référence » ne citera le nom de Jean-Marie Matagne, pas même dans un cahier spécial consacré aux « petits candidats ». Si Le Monde n’en parle pas, pourquoi les autres en parleraient-ils ? Le Figaro l’ignore tout autant. Que Le Monde soit la propriété du marchand d’armes Lagardère, et Le Figaro propriété de l’avionneur Dassault fabricant de Mirage, c’est pure coïncidence. Quant à l’Humanité, le journal proche du PCF publie bien, dans son courrier des lecteurs, des extraits d’une lettre d’un certain Jean-Marie Matagne. Il oublie juste de mentionner sa candidature.
Dix ans plus tard, la même forme d’omerta permettra au nouveau président de la République, François Hollande, d’ignorer une grève de la faim de 42 jours, poursuivie pour obtenir de le rencontrer et lui soumettre une demande de référendum sur la participation de la France à l’abolition des armes nucléaires. Le monde a beau avoir subi d’immenses bouleversements, « la France », impavide, campe sur sa dissuasion.
Pourtant la France, si on l’écoute, est la championne toutes catégories du désarmement.
8. Fluctuat nec mergitur
Dans la belle brochure bilingue français/anglais éditée en 2005 par le ministère de la Défense, le secrétariat de la Défense nationale et le ministère des Affaires étrangère, diffusée depuis lors de diverses rencontres internationales, et toujours d’actualité, la France vante son action contre la prolifération, pour la maîtrise des armements et le désarmement. Elle se donne en exemple.
Il est vrai qu’elle a joué un rôle positif dans l’interdiction des mines anti-personnel et dans celle des armes chimiques.
On ne saurait en dire autant des armes conventionnelles, dont elle est, selon les années, troisième ou quatrième exportateur mondial. Il est difficile de faire passer ses ventes d’armes pour une contribution active au « désarmement général et complet » dont elle se dit partisane.
Mais quid des armes nucléaires ? Examinons point par point ces assertions.
-« La France considère que sa force de dissuasion a pour objet de garantir que ses intérêts vitaux ne seront jamais mis en cause par quelque puissance que ce soit. »
Oui, mais avec des « intérêts vitaux » laissés, comme on l’a vu, à la libre appréciation du chef de l’Etat, qui devra en décider seul en quelques minutes, de l’aveu même de l’un d’eux (François Mitterrand). Variant d’un président à l’autre, ils peuvent devenir farfelus, voire aberrants. (4)
« A ce titre, la dissuasion française n’est dirigée contre aucun pays en particulier. » C’est vrai, elle les menace tous. Si elle n’en menace aucun en particulier, c’est qu’aucun ne la menace particulièrement, et ce depuis plus de 60 ans (exactement depuis 1954 et l’expédition franco-britannique de Suez, que l’URSS fit tourner court, avec l’appui des Etats-Unis, en agitant sa menace nucléaire). Mais comme on peut toujours imaginer qu’un jour un Etat quelconque, nucléaire ou pas, puisse la menacer, la France n’abandonnera jamais ses armes nucléaires. Etant « tous azimuts », la dissuasion française est aussi de tout temps. Eternelle. C’est le grand avantage du « concept dissuasif ».
-« Les armes nucléaires françaises ne s’inscrivent nullement dans le cadre d’une logique d’emploi… »
C’est vrai dans une moitié du discours, que vient démentir l’autre : pour être dissuasives, leur emploi doit être garanti. Techniquement, d’où les efforts constants de « modernisation ». Et politiquement, d’où la formule de François Mitterrand : « la dissuasion, c’est moi ». Prérogative réaffirmée par tous ses successeurs et notamment François Hollande : « Même si elle ne doit jamais cesser de s’adapter, je serai le garant de la capacité de dissuasion nucléaire de la France. C’est une prérogative spécifique du président de la République : je la revendique et l’assume pleinement. » (Tribune du “Nouvel Observateur”, 22 décembre 2011)
-« …et n’ont jamais été considérées comme des ‘armes de bataille’. ».
C’est faux. En mai 1980, Valéry Giscard d’Estaing fit faire des manœuvres en zone française d’occupation de la RFA. Le but était de tester à quel moment l’état-major des « Bleus », enfoncés par les chars des « Rouges » (par hypothèse quatre fois plus nombreux), demanderait au Président l’autorisation d’utiliser ses missiles Pluton sur le terrain, pour compenser leur handicap et arrêter l’avance des Rouges. Finalement, l’état-major des Bleus y renonça, les Rouges ayant, eux aussi, des missiles tactiques. Mais c’est la preuve que les missiles étaient alors considérés comme des « armes de bataille ».
Après ces affirmations de principe dont la conclusion la plus sûre est que la France n’a aucune intention de renoncer à sa force de frappe, « fondement essentiel de sa sécurité », la brochure énumère les « mesures unilatérales importantes » prises par elle en faveur du désarmement nucléaire. Examinons-les une à une, c’est un peu fastidieux, mais ça ne manque pas de sel.
9. Faux-semblants
-« Pour adapter le format de ses forces nucléaires à l’environnement stratégique, la France a renoncé au développement de plusieurs programmes… »
S’agit-il du programme « mobilité », qui voulait cacher les Hadès en les faisant circuler dans des camions banalisés au beau milieu de la population ? Sinon, de quels programmes s’agit-il ? Peut-être n’étaient-ils pas dans ses moyens ? En tous cas, c’est sûr, elle n’a renoncé à aucun de ses programmes de modernisation : 4e SNLE, M51, ASMP-A, TNO, AIRIX, LMJ (pour faire bref) …
-« …et a significativement réduit son arsenal nucléaire depuis la fin de la guerre froide. Ainsi ont été abandonnés été démantelés le système d’armes sol-sol balistiques du plateau d’Albion… »
Ces armes (18 missiles S3 modernisés, de 1 mégatonne chacun, d’une portée de 3.500 km) n’avaient, dès l’origine, d’autre destin en cas d’agression nucléaire, que de servir de cible pour une première frappe qui les aurait empêchés de sortir de leurs silos, ou déprogrammés par l’effet électromagnétique. En mai 1994, souhaitant les conserver malgré « la fin de la guerre froide », François Mitterrand leur trouva une utilité originale : servir de preuve que nous faisions l’objet d’une agression. « Si un matin nous nous réveillions en apprenant, peut-être à la radio, la disparition d’Albion, écrasé sous les obus et pas forcément nucléaires, de l’ennemi, ce serait quand même un signal suffisant pour estimer que nous étions entrés dans une période dangereuse. »
-« …et les systèmes d’armes sol-sol de courte portée Pluton et Hadès. »
Lesquels n’étaient d’aucun usage possible, pour des raisons politiques. « Chaque missile Pluton avait une puissance de destruction correspondant à une et demie à deux fois celle de la bombe d’Hiroshima. Ce n’est pas indispensable d’arroser les rivages du Rhin de cette manière » (Mitterrand, 5 mai 1994) Avec une portée (théorique) allongée à 450 km, les Hadès tombaient en Allemagne de l’Est, ce qui ne plaisait pas non plus à nos alliés allemands. On a fini par envoyer tout cela au rencart.
-« Le nombre des Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) a été réduit de six à quatre… »
Quatre de nouvelle génération contre six vieux, « l’ennemi » (lequel, au fait ?) n’a pas gagné au change, d’autant que la portée des missiles s’est accrue de 2000 km. En réalité, c’est pour des raisons financières que le nombre de SNLE-NG a été limité à quatre. « En juin 1997, la Cour des Comptes constatait que les frais de développement du programme SNLE-NG s’étaient accrus de 43,2 % par rapport aux prévisions de 1993 et estimait que le coût des « quatre, voire trois » SNLE-NG équivaudrait au coût initialement prévu de six sous-marins » (Bruno Barrillot, Audit Atomique, p. 152).
-« …désormais, un SNLE au moins est en permanence à la mer, au lieu de trois en 1990. »
Là encore par mesure d’économie. Car rien n’interdirait d’en mettre deux ou trois à la mer, et de n’en garder qu’un en radoub. De toute façon, celui qui patrouille a à son bord 16 missiles avec 96 têtes nucléaires de 150 Kt, soit l’équivalent en puissance de 1000 bombes d’Hiroshima – de quoi faire 200 millions de morts. Un seul SNLE-NG, c’est encore un de trop.
-« Enfin, le nombre d’armes de la composante aéroportée a également été diminué. »
Oui, on est passé de trois à deux escadrons (un de Mirage 2000-N, un de Rafale). Là encore par mesure d’économie. Et parce qu’on ne sait plus très bien à quoi la « composante aéroportée » pourrait servir, sinon à plaire à l’Armée de l’Air et à Dassault. Ou parce que, de 1986 à 2011, 38 Mirage ont été perdus dans des accidents ?
-« Aujourd’hui la France ne dispose plus que de deux systèmes d’armes nucléaires… »
On a vu pourquoi : pour des raisons techniques et politiques, la composante terrestre (missiles Pluton, Hadès, et S3) ne servait à rien. Et elle coûtait cher.
-« La France a annoncé, le 20 janvier 1996, l’arrêt définitif des essais nucléaires à l’issue d’une ultime campagne. »
Ultime campagne de 8 tirs soi-disant tous indispensables, mais réduits à 6 sous la pression internationale, et justifiés par Jacques Chirac par la nécessité de préparer la mise en place de programmes de simulation (la France ayant en ce domaine du retard sur les Etats-Unis et la Russie). Ces programmes sont aujourd’hui en place et préparent les armes du futur. Le Laser Méga Joule y travaille, entre autres.
Elle a réalisé
« le démantèlement des installations du Centre d’Essais du Pacifique, annoncé dès le 22 février 1996 et achevé à la fin de juillet 1998. » La France n’avait plus besoin de faire des essais explosifs, mais n’en continue pas moins ses recherches pour se doter de nouvelles armes. Le CEP étant devenu inutile, sa fermeture était une mesure d’économie et de bon sens, non de désarmement. Elle lui permettait en outre de se montrer particulièrement active au sein du Traité d’Interdiction Complète des Essais nucléaires (TICE/CTBT), dont le but n’est pas d’imposer aux puissances nucléaires existantes leur désarmement, mais d’empêcher l’armement des autres, c’est-à-dire la prolifération.
Elle poursuit le même objectif quand elle cherche à « maîtriser la prolifération des missiles balistiques » ou quand elle agit en faveur d’un traité “Cut off” qui empêcherait les Etats Non Dotés d’Armes Nucléaires de se procurer des matériaux fissiles. Elle-même en regorge (avec assez de plutonium pour fabriquer quelque 20 000 bombes), mais elle n’en a pas besoin et vise plutôt à se fabriquer des armes à fusion amorcées par laser, et c’est pourquoi elle a démantelé ses usines de « production de matières fissiles pour les armes nucléaires à Pierrelatte et Marcoule » tout en ouvrant au Barp (Gironde), le Laser Mega Joule.
Au-delà de tous ces faux-semblants, il est clair que la France vise à
conserver et moderniser ses armes nucléaires ;
éviter leur remise en cause, en les barbouillant d’un discours « humaniste » ;
s’opposer à toute initiative (par ex. le retrait des armes nucléaires US stationnées en Europe) qui risquerait d’amorcer un réel processus de désarmement ;
à défaut, s’en tenir à l’écart (comme pour les conférences sur l’impact humanitaire des A.N.) ;
confiner le débat dans le cadre du TNP, qui lui permet de détourner l’attention du désarmement vers la non-prolifération et la promotion du nucléaire civil (le sien surtout) ;
rester dans le club des cinq EDAN membres permanents du Conseil de sécurité ;
y préserver à la fois son droit de veto et son droit d’usage de l’arme nucléaire, tout en affirmant des valeurs humanistes (tribune Fabius) ;
empêcher autant que possible que le club des 9 puissances nucléaires s’élargisse davantage.
Mais son discours (indépendance nationale, dissuasion du faible au fort, défense des intérêts vitaux…) et ses actes contradictoires ne font qu’encourager la prolifération.
La France tente de résoudre la quadrature du cercle par le verbe. Cela explique les incohérences de sa stratégie.
Conclusion
Toutes les mesures présentées par la France comme des « mesures unilatérales de désarmement » ont été, en réalité, des mesures dictées par des nécessités financières, techniques ou politiques, et inspirées par des considérations géostratégiques. Mais jamais, à aucun moment, ni par le passé, ni aujourd’hui, la France n’a envisagé de se priver de sa force de frappe. Au contraire, elle continue à la moderniser.
Un Président de la République française respectueux des engagements de la France et de la Constitution française devrait dire (5) : « La France s’est engagée, d’après l’article 6 du TNP, à poursuivre de bonne foi, avec les autres Etats Dotés d’Armes Nucléaires, des négociations sur un traité de désarmement nucléaire général et complet, sous un contrôle mutuel et international strict et efficace, et à les faire aboutir. J’appelle les autres EDAN, parties ou non au TNP, à se réunir à une date rapprochée, à Genève ou à Vienne, pour négocier l’élimination complète de nos armes nucléaires. Ce sont des armes de massacre, de crime contre l’humanité. La France est prête à éliminer les siennes. Elle invite tous les EDAN à en faire autant, et les ENDAN à y renoncer définitivement. »
Au pays du Lobby, ce n’est qu’un rêve.
Le Président pourrait être encore plus bref : « Jamais je n’emploierai d’arme nucléaire contre qui que ce soit ». Ce serait, en cinq secondes, le premier acte d’un désarmement unilatéral, certes exemplaire, mais qui aurait encore moins de chances d’être suivi par les autres EDAN que l’exemple de l’Afrique du Sud ne le fut par l’Inde, le Pakistan et la Corée du Nord.
Ce n’est même pas un rêve. C’est un mirage.
La question se pose donc vraiment, et il existe des voies pour y répondre :
Comment le désarmement nucléaire peut-il s’imposer malgré tout à la France ?
Saintes, le 1er décembre 2014
Jean-Marie Matagne
Président de l’Action des Citoyens pour le Désarmement Nucléaire
ACDN
31, Rue du Cormier
17100 – SAINTES
Tel : +33 6 73 50 76 61
contact@acdn.net www.acdn.net
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(1) En réalité, la France n’est ni double, ni triple, elle est multiple. Du point de vue géographique, ce « pays » (France métropolitaine et Outre-mer) est d’une grande diversité ; du point de vue sociologique également. Mais toutes ces composantes n’en font pas moins, sur un territoire aux frontières à peu près stabilisées, un peuple et un pays. Le « pays réel » est, bien mieux que l’Etat ou la nation, la véritable entité France.
(2) Ainsi, le programme électronucléaire qui a abouti à faire de la France, avec 58 réacteurs de puissance, le pays le plus nucléarisé au monde par million d’habitants, a été décidé autoritairement, en une journée (le 5 mars 1974), par le Premier ministre Pierre Messmer, alors que le président Pompidou luttait contre la maladie qui l’a emporté le 2 avril. Le Parlement ne fut pas consulté, le peuple encore moins.
(3) Ces « intérêts vitaux » ne se limitent pas à « l’intégrité du territoire national ». Ils sont flous.
« Quant à la défense de nos intérêts vitaux, formule que je crois utile, on ne peut pas prévoir tous les cas. L’intérêt de la patrie, dans ce qu’il a de principal, ne peut pas être toujours lié à la notion stricte, littérale, d’intégrité du territoire national. Il peut exister d’autres intérêts vitaux, qui engagent tout autant l’avenir et même l’existence de la patrie. Cette appréciation reste aujourd’hui vague, car ce serait à partir de cas concrets qui se produiraient que le chef de l’Etat (et ceux qu’il aurait le temps de consulter, si les choses se passaient ainsi) devrait en dernier ressort estimer s’il y a danger pour la patrie et si notre intérêt vital est en jeu. » (François Mitterrand, Conférence du 5 mai 1994)
Pour sa part, dans son Discours de l’Ile Longue (19 janvier 2006), Jacques Chirac les étendait démesurément. Cf. Folie nucléaire et ci-après, note 4.
(4) « L’intégrité de notre territoire, la protection de notre population, le libre exercice de notre souveraineté constitueront toujours le cœur de nos intérêts vitaux. Mais ils ne s’y limitent pas. La perception de ces intérêts évolue au rythme du monde, marqué par l’interdépendance croissante des pays européens et par la mondialisation. Par exemple, la garantie de nos approvisionnements stratégiques et la défense de pays alliés sont, parmi d’autres, des intérêts qu’il convient de protéger. Il appartiendrait au président de la République d’apprécier l’ampleur et les conséquences potentielles d’une agression, d’une menace ou d’un chantage insupportables à l’encontre de ces intérêts. Cette analyse pourrait, le cas échéant, conduire à considérer qu’ils entrent dans le champ de nos intérêts vitaux. » (Jacques Chirac, 19 janvier 2006)
(5) Cf. Demande d’invalidation des candidatures de MM. Hollande et Sarkozy
http://www.mondialisation.ca/la-france-face-au-desarmement-nucleaire/5418226